Dossier noir de la réserve faunique de matane : une réserve faunique qui ne réserve rien pour la conservation de la faune.
Jean-Philippe Guay, chargé de projet à Nature Québec, Courriel : jean-philippe.guay@naturequebec.org
Louis Bélanger, Professeur, Université de Laval, Président de la Commission Forêt de Nature Québec
densités importantes d’orignaux dans la réserve donnent l‘illusion que tout va pour le mieux dans ce territoire. Or, les richesses écologiques qui font la réputation de la réserve de Matane sont
menacées à terme par les méthodes de coupes et les pratiques sylvicoles utilisées par l’industrie forestière :
L’habitat de l’orignal, la forêt mélangée naturelle, est en voie d’être convertie en monocultures d’épinette noire, une espèce qui n’est pas utilisée par l’orignal.
Le couvert forestier qui sert d’abri à l’orignal subi des coupes abusives, signe d’une mauvaise exploitation de la forêt.
La survie du caribou de la Gaspésie est menacée par les coupes à blanc qui ont lieu dans le haut massif des Chic-Chocs favorisant la progression de ses prédateurs.
Les paysages incomparables du haut massif des Chic-Chocs sont
dégradés par l’accélé¬ration des coupes à blanc en altitude, menaçant le potentiel touristique de la plus belle chaîne de montagnes de l’est du Canada.
La réserve faunique de Matane constitue un patrimoine écologique exceptionnel, reconnue tant pour sa richesse faunique que pour ses panoramas saisissants. Considérée par le monde faunique comme étant la « cathédrale de l’orignal » du Québec, elle abrite une population d’orignaux parmi les plus importantes de la province. Englobant également une section importante du haut massif des Chic-Chocs, on y trouve une partie de l’habitat du caribou de la Gaspésie. Deux rivières à saumon, soit la rivière Matane et la rivière Cap-Chat, trouvent leur
source dans cette réserve de 1 282 km². Les Chic-Chocs y sont d’ailleurs mis en valeur depuis plusieurs années en vue d’en faire la « destination montagne » de l’Est de l’Amérique du Nord. Le sentier international des Appalaches sillonne ces sommets et l’Auberge de montagne des Chic-Chocs offre un accès privilégié à la montagne. Avec ce patrimoine écologique exceptionnel, la réserve de Matane est un important moteur du tourisme de la région du Bas-Saint-Laurent.
En somme, au niveau forestier, ce territoire est une réserve qui ne réserve rien pour la conservation de la faune.
Malgré les demandes, les plaintes et oppositions maintes fois exprimées par la
SÉPAQ au cours de ses dernières années, les responsables du ministère des Ressources naturelles et de la Faune (MRNF) ont approuvé la poursuite de ces pratiques forestières dommageables, et cela pour les 5 prochaines années. Ce programme de coupes à blanc et d’artificialisation de la forêt naturelle est même appuyé par un financement public approuvé par le ministère responsable de protéger l’intégrité écologique des réserves fauniques, le MRNF. Afin d’éviter le déclin de l’orignal, un virage de la pratique actuelle de la foresterie est nécessaire.
Dégradation de l’habitat de l’orignal : la conversion de la forêt naturelle en vaste monoculture
L’industrie forestière s’est engagée dans un vaste processus de conversion de la riche forêt mélangée naturelle de la réserve faunique de Matane en une grande monoculture artificielle. Depuis le début des années 1990, l’industrie convertie, à chaque année, près des deux tiers de ses secteurs de coupes en monocultures d’épinette noire ou blanche, des espèces qui ne sont pas utilisées par l’orignal. Pour faire cette conversion, l’industrie utilise des pratiques sylvicoles radicales qui éliminent la majorité des essences naturelles. Avant la plantation, on procède habituellement à un déblaiement avec une pelle râteau qui élimine la végétation naturelle et scalpe une partie de l’humus du sol. Après la plantation, on procède souvent à une éclaircie
précommerciale pour éliminer toutes les essences naturelles qui pourraient entrer en compétition avec les épinettes plantées.
Cette façon de faire du reboisement élimine 80 % de la végétation utilisée par l’orignal pour s’alimenter, tel que démontré par l’étude de la firme Faune-Experts dans la réserve de Matane en 2007. Or, les feuillus sont à la base de la capacité de support de ce milieu (Crête, 1989). Les experts reconnaissent que ce programme de reboisement érode profondément la capacité de support du milieu pour l’orignal, grignotant systématiquement, à chaque année un morceau de forêt naturelle. Ce type de plantation occupe déjà plus de 15 % de la réserve. Toutefois, lorsque l’on évalue
le paysage de la réserve, on remarque que plus du quart du territoire se retrouve en agglomération de plantation tel que présenté sur la carte Agglomérations de plantations.
Ces travaux sylvicoles de reboisement sont subventionnés par le MRNF. Une plantation précédée d’un déblaiement coûte cette année à l’État plus de 1000 $ par hectare. Il faut compter un autre 800 à 1000 $ par hectare si l’on procède à une éclaircie précommerciale quelques années plus tard. Nous estimons que depuis plus de 10 ans les citoyens du Québec paient plus d’un demi-million de dollars par année pour des traitements sylvicoles dans la réserve de Matane, lesquels, à terme, endommagent sévèrement l’habitat de l’orignal
Refus de changer
La SÉPAQ demande depuis plusieurs années aux gestionnaires forestiers du MRNF et de l’industrie forestière de changer ces pratiques forestières. Le maintien de la qualité des habitats est d’autant plus critique que les densités d’orignaux dépassent actuellement la capacité de support de la forêt naturelle. Si, à court terme, l’abondance de jeunes peuplements issus des coupes des années 1980-1990, a atténué l’impact des plantations, cette situation n’est pas viable à long terme. Pour éviter un déclin de l’orignal, les experts conviennent qu’il
faut d’une part ramener les populations d’orignaux à un niveau compatible avec la capacité de support du milieu, mais aussi maintenir ou améliorer cette capacité de support. Si la SÉPAQ a pris ses responsabilités et amorcé un programme de chasse de conservation pour réduire les populations d’orignaux, l’industrie forestière a maintenu son programme de conversion de la forêt naturelle en monocultures d’épinettes. L’industrie forestière, appuyée par le MRNF et l’argent des Québécois, a adopté une foresterie privilégiant exclusivement la production de bois industriels au détriment de la faune, et cela dans un territoire où la loi stipule que sa vocation doit être la conservation et la mise en valeur de la faune.
Un non respect des politiques gouvernementales
Ce qui est le plus surprenant dans la situation actuelle, c’est que le ministère responsable de l’application de la Loi sur la conservation et la mise en valeur de la faune,donc de la sauvegarde et de la valorisation des réserves fauniques, est celui qui a approuvé une stratégie forestière qui à long terme détruit et met en péril la viabilité écologique d’un territoire dont il a la garde. De toute évidence, l’intégration du secteur faune au ministère des Ressources naturelles n’a pas assuré une gestion intégrée des ressources dans la réserve fauniques de Matane. De plus, ce programme n’est pas conforme aux politiques même du MRNF qui préconise un aménagement
écosystémique des forêts. La stratégie de conversion des forêts naturelles qu’il approuve est contraire à la Stratégie de protection des forêts adoptée par le gouvernement du Québec en 1994 à la suite des audiences publiques du BAPE. Le développement durable d’une réserve faunique est conditionnel au maintien de la qualité des habitats fauniques. Ce principe devrait s’appliquer à la pouponnière d’orignaux du Bas-Saint-Laurent-Gaspésie.
Encadré 1. Information complémentaire sur l’habitat de l’orignal
Coupes abusives du couvert d’abri de l’orignal : signes de la surexploitation de la forêt
La qualité de l’habitat de l’orignal est également dégradée par une diminution de son couvert d’abri en maints endroits de la réserve en raison de l’agglomération des coupes à blanc (figure 2).
Figure 2. Couvert d’abri pour l’orignal dans la réserve faunique de Matane
Les orignaux ont besoin d’un couvert d’abri forestier pour combler des besoins importants, dont celui d’un refuge réduisant leur température en été, diminuant leur vulnérabilité face aux chasseurs l’automne et facilitant leurs déplacements en hiver lorsqu’il y a accumulation de neige au sol. Cet abri forestier est généralement formé de peuplements âgés de plus de 20 ans,
ayant dépassé une hauteur de 7 mètres.
Dans le Guide d’aménagement de l’habitat de l’orignal (Samson et al. 2002), les auteurs concluent que la méthode la plus simple d’aménager l’habitat de l’orignal est de disperser les coupes dans les paysages tout en maintenant un couvert d’abri sur plus de 50 % de la superficie d’unités de territoire de 25 km². Si l’on appliquait un aménagement écosystémique, comme le MRNF s’est engagé à le faire dans la sapinière de Matane, la proportion de peuplements arborescents de plus de 7 m de hauteur devrait représenter plus des deux tiers du territoire pour chaque bloc de gestion intégrée dans la sapinière de Matane (Bélanger, 2000).
Il faut bien constater que la stratégie d’aménagement écosystémique n’est pas appliquée dans la réserve de Matane, le milieu le plus remarquable pour l’orignal au Québec. Dans le quart des blocs dits de gestion intégrée des ressources, le niveau de coupes à blanc dépasse 50 %. Dans un second groupe de blocs, la proportion de peuplements de moins de 7 m de hauteur se situe entre 51 et 66 %. En somme, dans plus de la moitié de la réserve faunique, le niveau de coupe ne répond pas aux critères d’un aménagement écosystémique.
Un ministère qui refuse de bouger malgré les consensus du Sommet sur la forêt
Lors du Sommet sur le secteur forestier,
l’ensemble des participants reconnaissaient que les territoires fauniques structurés du Québec, soit les réserves fauniques, les zones d’exploitation contrôlées et les pourvoiries, méritaient une attention spéciale dans toute politique de gestion intégrée (Université Laval, 2007, Cahier du participant). On reconnaissait également qu’aucune protection particulière ne leur était accordée actuellement et que la gestion intégrée y demeurait l’exception plutôt que la règle.
L’un des consensus importants du Sommet, consensus auquel adhérait l’industrie forestière, était d’établir le plus vite possible un processus de gestion intégrée basé sur le principe d’obligation d’entente avec les gestionnaires des
territoires fauniques. On reconnaissait également qu’un arrimage était requis entre la Loi sur les forêts et la Loi sur la conservation et la mise en valeur de la faune. Il s’agissait notamment d’introduire dans la Loi sur les forêts l’obligation de tenir compte des objectifs de conservation de la biodiversité, de maintien de la qualité des habitats fauniques et de mise en valeur de la faune propres aux territoires fauniques.
Or, il est triste de constater que ces mesures n’aient pas été retenues dans le Livre vert du ministre Béchard proposant une révision du régime forestier. En fait, dans son Livre vert, le gouvernement du Québec ne reconnait même pas l’existence d’un problème, ni dans les réserves fauniques ni dans les autres
territoires fauniques structurés.
Les réserves fauniques du Québec : un patrimoine écologique menacé
Malgré la vocation de conservation que leur confère la Loi sur la conservation et la mise en valeur de la faune, les réserves fauniques du Québec ne bénéficient d’aucune mesure de protection des habitats fauniques en dehors de celles consenties pour le reste de la forêt publique. Si le statut de réserve faunique assure une chasse et une pêche contrôlée permettant de maintenir des populations fauniques abondantes et en santé, il ne permet pas de protéger les habitats de cette faune. En fait, la vocation de conservation et de mise en valeur des réserves fauniques
n’est pas reconnue par le régime forestier du Québec.
Cette situation engendre une crise environne¬mentale dans les réserves fauniques. Le cas de la réserve de Matane, le fleuron des réserves fauniques, est particulièrement dramatique. Les pratiques utilisées actuellement par l’industrie forestière, et approuvées par le ministère des Ressources naturelles et de la Faune, détériorent à ce point les habitats fauniques qu’elles menacent la viabilité écologique de cette réserve. Elles dégradent profondément la capacité de support du milieu pour la faune, en particulier pour l’orignal. C’est une catastrophe environnementale en devenir.
Les réserves fauniques du Québec ont été mises en place pour conserver et mettre en valeur certains de nos plus beaux coins de pays. Créées entre 1940 et 1975, les 16 réserves fauniques du Québec constituent notre plus vaste réseau de conservation de la faune, occupant un territoire de 66 000 km², soit 10 % de la forêt publique du Québec. Leur gestion a été confiée à la Société des établissements de plein air du Québec (SÉPAQ) avec pour mission d’en assurer l’accès à la population dans une perspective de développement durable.
Les réserves fauniques jouissent d’une grande notoriété aux yeux de la population. Ce sont des territoires patrimoniaux où les activités de chasse,
de pêche et de villégiature se pratiquent dans un contexte privilégié. Lors d’un sondage réalisé en 2007 auprès de 500 personnes, 63 % des répon¬dants étaient convaincus que les réserves fauniques constituaient des aires protégées. Dans les faits, ces joyaux ne bénéficient d’aucune protection spéciale ni considé¬ration particulière.
Bien que ces territoires soient clairement voués à la protection de la faune, cette vocation n’est tout simplement pas reconnue par le régime forestier du Québec. Aucune disposition de la Loi sur les forêts n’encadre cet objectif de conservation d’où les abus que Nature Québec constate dans l’ensemble des réserves fauniques du Québec.